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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

Le Jour des Fourmis (8 page)

BOOK: Le Jour des Fourmis
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Encore un drame de
l’incommunicabilité. On a peur de ce que l’on ne comprend pas.

Tandis qu’il se faisait cette
réflexion, il perçut quelque chose qui bougeait derrière le rideau et son cœur
se glaça. L’assassin était revenu ! Le commissaire lâcha sa loupe
éclairante qui s’éteignit. Il n’y avait plus désormais que les lumières des néons
de la rue qui s’allumaient à tour de rôle pour épeler une à une les lettres des
mots « Bar à gogo ».

Jacques Méliès voulut se cacher, ne
plus bouger, se terrer. Il prit son courage à deux mains, ramassa sa
loupe-torche et repoussa le rideau suspect. Il n’y avait rien. Ou alors c’était
l’Homme invisible.

— Il y a quelqu’un ?

Pas le moindre bruit. Sûrement un
courant d’air.

Il ne pouvait plus rester ici, il
décida d’aller voir chez les voisins.

— Bonjour, excusez-moi, police.

Un monsieur élégant lui ouvrit.

— Police. J’ai juste une ou
deux questions à vous poser sur le seuil de la porte.

Jacques Méliès sortit un calepin.

— Étiez-vous là le soir du
crime ?

— Oui.

— Vous avez entendu quelque
chose ?

— Aucune détonation, mais tout
d’un coup ils ont hurlé.

— Hurlé ?

— Oui, hurlé très fort. Ces
cris étaient épouvantables. Cela a duré trente secondes et puis plus rien.

— Les cris sont-ils survenus de
manière simultanée ou les uns après les autres ?

— Plutôt simultanée. C’étaient
vraiment des beuglements inhumains. Ils ont dû souffrir. C’était comme si on
les assassinait tous les trois en même temps. Quelle histoire ! Je peux
vous dire que depuis que j’ai entendu ces gens hurler, j’ai du mal à dormir. Je
compte d’ailleurs déménager.

— Qu’est-ce que vous pensez que
cela pouvait être ?

— Vos collègues sont déjà
passés. Il paraît qu’un as de la police a diagnostiqué un… suicide. Moi, je n’y
crois pas trop. Ils étaient face à quelque chose, quelque chose de terrifiant,
mais quoi, je l’ignore. En tout cas, ça ne faisait aucun bruit.

— Merci.

Une idée fixe s’imposait à son
esprit.

(C’est un loup enragé silencieux et
ne laissant pas de traces qui a commis ces meurtres.)

Mais il savait que ce n’était
absolument pas ça. Et si ce n’était pas ça, qu’est-ce qui avait causé plus de
dommages qu’un orang-outang armé d’un rasoir surgissant par les toits ? Un
homme, un homme génial et fou qui avait découvert la recette du crime parfait.

16. ENCYCLOPÉDIE

FOLIE : Tous, nous devenons
chaque jour un peu plus fous et chacun, d’une folie différente. C’est la raison
pour laquelle nous nous comprenons si mal les uns les autres. Moi-même, je me
sens atteint de paranoïa et de schizophrénie. En outre, je suis hypersensible,
ce qui déforme ma vision de la réalité. Je le sais. Alors j’essaie, plutôt que
de la subir, d’utiliser cette folie comme moteur pour tout ce que
j’entreprends. Mais plus je réussis, plus je deviens fou. Et plus je deviens
fou, mieux j’atteins les objectifs que je me fixe. La folie est un lion furieux
terré dans chaque crâne. Il ne faut surtout pas l’abattre. Il suffit de
l’identifier et de le dompter. Votre lion apprivoisé vous guidera alors
beaucoup plus loin que n’importe quel maître, n’importe quelle école, drogue ou
religion. Mais comme pour toute source de puissance, il y a un risque à trop
jouer avec sa propre folie : parfois le lion, survolté, se retourne contre
celui qui voulait le dompter.

Edmond Wells,

Encyclopédie du savoir relatif et absolu, tome II.

17. TRACES DE PAS

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a trouvé les
étables à scarabées. En fait, c’est une large salle où sont parqués des
coléoptères rhinocéros à la stature imposante. Leur corps est constitué de
plaques noires, épaisses et granuleuses qui s’emboîtent les unes dans les
autres. À l’arrière, des formes rondes et lisses. À l’avant, un capuchon de
chitine qui se termine par une longue corne acérée, dix fois plus grosse qu’une
épine de rose.

Pour ce qu’en sait 103 683
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,
chacun de ces animaux volants mesure six pas de long sur trois de large. Ils
aiment bien vivre dans la pénombre mais, paradoxalement, ils ont pour seule
faiblesse l’attirance pour la lumière. Dans le monde insecte, la brillance est
une gourmandise à laquelle peu d’individus sont capables de résister.

Les grosses bêtes broutent de la
sciure et des bourgeons en putréfaction. Ils libèrent leurs déjections un peu
partout et ça pue, car ils disposent de peu d’espace pour se mouvoir dans ce
lieu au plafond trop bas. Des ouvrières sont chargées du nettoyage mais il
semble qu’elles ne soient pas passées depuis longtemps.

L’apprivoisement de pareils
coléoptères n’a pas été une mince affaire. La reine Chli-pou-ni a eu l’idée de
rechercher leur alliance après que l’un d’eux l’eut sauvée d’une toile
d’araignée. Sitôt reine, elle les regroupa en légion volante. Mais l’occasion
de les mener au combat ne s’était pas encore présentée, ils n’avaient pas
encore reçu leur baptême de l’acide et nul ne savait comment ces paisibles
herbivores réagiraient en situation de guerre, face à des hordes de soldates
enragées.

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se faufile
entre les pattes de ces mastodontes ailés. Elle est très impressionnée par ce
qui a été inventé pour leur servir d’abreuvoir : une feuille qui, au
centre de la pièce, retient une énorme goutte d’eau dont la peau s’étire
latéralement dès qu’un des bestiaux vient y étancher sa soif.

Chli-pou-ni a, paraît-il, convaincu
ces scarabées de s’installer à Bel-o-kan simplement en discourant avec eux par
phéromones olfactives. Elle est fière de ses talents de diplomate.
Pour
allier deux systèmes de pensée différents, il suffit de trouver un mode de
communication,
explique-t-elle dans le cadre de son mouvement
évolutionnaire. Pour y parvenir, tout lui est bon : dons de nourriture,
d’odeurs passeports, de phéromones rassurantes. Selon elle, deux animaux qui
communiquent ne sont plus capables de s’entre-tuer.

Lors de la dernière réunion des
reines fédérales, des participantes ont objecté que la réaction la plus
répandue dans toutes les espèces est d’éliminer tout ce qui est
différent : si l’un veut communiquer et l’autre tuer, le premier se fera
toujours avoir. À quoi Chli-pou-ni a rétorqué avec finesse que, somme toute,
tuer est déjà une forme de communication, même si c’est la plus élémentaire de
toutes. Pour tuer, il faut s’avancer, regarder, étudier, prévoir les réactions
de son adversaire. Donc, s’intéresser à lui.

Son mouvement évolutionnaire était
riche en paradoxes !

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s’arrache
au spectacle des scarabées pour reprendre sa recherche du passage secret qui la
conduira aux fourmis rebelles.

Elle repère des traces de pas sur le
plafond. Il y en a même dans tous les sens, comme si l’on avait voulu brouiller
une piste. Mais la soldate est aussi une éclaireuse hors pair et elle sait
déceler les empreintes les plus fraîches et les suivre.

Celles-ci la guident jusqu’à une
petite bosse, laquelle camoufle en effet une issue. Ce doit être là.

Elle enterre son cocon à papillon
qui la gêne plus qu’autre chose, glisse sa tête puis tout son corps dans le
couloir et s’avance avec appréhension.

Odeurs de gens.

Des rebelles… Comment peut-il y
avoir des rebelles dans un organisme cité aussi homogène que Bel-o-kan ?
C’est comme si quelque part, dans un recoin d’intestin, des cellules avaient
décidé de ne plus jouer le jeu global du corps. On pourrait comparer cela à une
appendicite. 103 683
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était en train d’aller à la rencontre
d’une crise d’appendicite affectant la ville vivante.

Combien sont-elles à tricher
ainsi ? Quelles sont leurs motivations ? Plus elle avance, plus elle
veut en avoir le cœur net. Maintenant qu’elle sait qu’il existe un mouvement
rebelle, elle veut l’identifier et en comprendre la fonction et le but.

Elle progresse, il y a des odeurs
fraîches. Des citoyennes sont passées il y a peu de temps dans ce tunnel
étroit. Soudain deux pattes terminées par quatre griffes lui agrippent le
corselet et la tirent brusquement en avant. Elle est aspirée dans le couloir et
débouche dans une salle. Deux mandibules lui pincent le cou et entreprennent de
le serrer.

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se débat. À
travers les carapaces qui la bousculent, elle discerne une pièce très basse de
plafond. Plutôt vaste. À vue d’antenne, elle doit mesurer trente pas sur vingt
et coiffer, à l’abri d’un faux plafond, toute l’étable à scarabées.

Il y a là une centaine de fourmis qui
l’encerclent. Plusieurs sondent avec suspicion les odeurs d’identification de
l’intruse.

18. ENCYCLOPÉDIE

COMMENT S’EN DÉBARRASSER ?
Quand on me demande comment se débarrasser des fourmis qui hantent la cuisine,
je réponds : de quel droit votre cuisine appartiendrait-elle plus à vous
qu’aux fourmis ? Vous l’avez achetée ? D’accord, mais à qui ? À
d’autres humains qui l’ont fabriquée en utilisant du ciment et en la
remplissant de nourritures issues de la nature. C’est une convention entre vous
et d’autres hommes qui fait que ces morceaux de nature travaillés vous semblent
vous appartenir. Mais c’est juste une convention entre humains. Elle ne
concerne donc que les humains. Pourquoi la sauce tomate de votre placard vous
appartiendrait-elle plus qu’aux fourmis ? Ces tomates appartiennent à la
terre ! Le ciment appartient à la terre. Le métal de vos fourchettes, les
fruits de votre confiture, la brique de vos murs sont issus de la planète.
L’homme n’a fait que leur mettre des noms, des étiquettes et des prix. Ce n’est
pas ça qui le rend « propriétaire ». La terre et ses richesses sont
libres pour tous ses locataires…

Cependant ce message est encore
trop neuf pour être compris. Si malgré tout vous êtes décidé à vous débarrasser
de ces infimes concurrentes, la méthode « la moins pire » est encore
le basilic. Mettez un petit plant de basilic à pousser sur la zone que vous
souhaitez protéger. Les fourmis n’aiment pas les relents de basilic et auront
tendance à aller plutôt visiter l’appartement de votre voisin.

Edmond Wells,

Encyclopédie du savoir relatif et absolu, tome II.

19. REBELLES

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se présente
auprès des rebelles avec de rapides mouvements d’antennes. C’est une soldate.
Elle assure avoir trouvé dans le dépotoir un crâne qui lui a demandé de se
rendre ici afin de signaler qu’une croisade contre les Doigts sera bientôt
lancée.

L’annonce produit son effet. Les
fourmis ne savent pas mentir. Elles n’en ont pas encore compris l’utilité.

L’étreinte se relâche. Autour
d’elle, les antennes s’agitent. 103 683
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capte des phéromones
évoquant un raid
sur
la Bibliothèque chimique. Certaines des
rebelles
estiment que la soldate a pu dialoguer avec l’un des trois membres du commando.
Il y a trop longtemps qu’on n’a pas eu de leurs nouvelles.

Du peu qu’elle parvient à percevoir,
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comprend qu’elle a affaire à un véritable mouvement
clandestin et qui fait tout pour le rester. Les rebelles continuent à commenter
ses informations. C’est surtout l’expression « croisade contre les
Doigts » qui les tourmente. Elles paraissent bouleversées. Cependant,
certaines s’inquiètent en même temps de la conduite à tenir envers la visiteuse
indésirable. Elle représente un danger puisqu’elle connaît maintenant leur
repaire sans être pour autant une rebelle.

Qui es-tu ?

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émet toutes
les caractéristiques qui la définissent : sa caste, son numéro de ponte,
sa fourmilière natale… Les rebelles sont ébahies. C’est bien la 103 683
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soldate, la seule fourmi rousse à avoir touché le bord du monde et à en être
revenue, qui se trouve devant elles.

On la libère. On s’écarte même avec
respect. Un dialogue se noue.

Chez les fourmis, on se parle à
l’aide d’odeurs, ces phéromones qu’émettent les segments des antennes. Une
phéromone est une hormone capable de sortir du corps, de circuler dans l’air et
de pénétrer dans un autre corps. Lorsqu’une fourmi éprouve une sensation, elle
l’émet par tout son corps et toutes les fourmis aux alentours la perçoivent en
même temps qu’elle. Une fourmi stressée communique instantanément sa peine à
son entourage, de sorte que celui-ci n’a plus qu’une préoccupation : faire
cesser le pénible message en trouvant un moyen d’aider l’individu.

Chacun des onze segments d’antenne
lâche sa longueur d’onde de mots parfumés. Ils sont comme autant de bouches
parlant en même temps, chacune sur sa longueur d’onde particulière. Certains
assurent les graves et signalent les informations de base. D’autres jouent les
aigus et envoient des messages plus légers.

Les mêmes segments tiennent lieu
d’oreilles. Si bien que, des deux côtés, on discute avec onze bouches et on
entend avec onze oreilles. Le tout, simultanément. Du coup, les discours sont
très riches en nuances. Dans un dialogue fourmi, on apprend sûrement onze fois
plus de choses et onze fois plus vite que dans un dialogue humain. C’est
pourquoi, lorsqu’un homme observe une rencontre entre deux fourmis, il lui
semble qu’elles se touchent à peine du bout des antennes avant de repartir
chacune vers ses occupations respectives. Pourtant, par cet infime contact,
tout a été dit.

BOOK: Le Jour des Fourmis
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